<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> OSTRÓW, la tragédie
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Photo : Les hommes juifs sont tirés des sous-sols et escortés jusqu’à la périphérie d’Ostrów.
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Ostrów Mazowiecka, 11 novembre 1939. Tous les Juifs de la ville, entre 364 et 600 hommes, femmes et enfants, sont fusillés par des policiers allemands de la 4ecompagnie du 91eba-taillon de police et une compagnie du 11ebataillon de réserve de la police, dans deux fosses communes. C’est le premier massacre de l’ensemble de la population juive d’une ville. Quel en est l’élément déclencheur ? Que nous dit cet événement de la politique nazie envers les Juifs de Pologne ? Aujourd’hui encore, plusieurs interrogations planent autour de cette exécution.


La ville se trouve dans la voïvodie de Mazovie, dans le nord-est de la Pologne, sur l’axe Varsovie-Białystok. Dans l’entre-deux-guerres, une importante communauté juive habite à Ostrów, impliquée dans la vie politique et économique. En 1931, ils sont 6878 sur 17803 habitants. Les Juifs résident surtout autour de la place du marché, dans des maisons en bois. La plupart d’entre eux sont commerçants ou artisans. Des familles juives détiennent les deux moulins de la ville, et la brasserie des Teitel est réputée dans toute la région. Il y a deux cimetières juifs, une synagogue et même une yeshiva.

Le déclenchement de la guerre contre la Pologne le 1er septembre 1939 sonne le glas de la population juive d’Ostrów Mazowiecka. À l’approche des troupes de la Wehrmacht, des Juifs d’Ostrów s’enfuient. La rumeur de massacres commis contre des Juifs précède les troupes d’Hitler. À Bydgoszcz, des centaines Juifs et Polonais sont abattus dès les premières semaines de l’occupation, en représailles à l’assassinat de civils allemands, abondamment utilisé par la propagande nazie, et dont toutes les zones d’ombre ne sont pas levées.

Alors que les Allemands fouillent les maisons à la recherche de récalcitrants, les Juifs attendent sur la place les bras en l’air durant des heures. S’ensuivent plus de deux heures de passage à tabac. Les Juifs rentrent chez eux plus morts que vifs, et profondément marqués.

Les forces allemandes entrent dans Ostrów Mazowiecka le 8 septembre 1939. Une quinzaine de Juifs sont tués dans les rues de la ville à cette occasion. Les autres ne se hasardent pas hors de chez eux. Quelques jours plus tard, tous les hommes juifs reçoivent l’ordre de se rassembler sur la place du marché. Quiconque désobéit sera passé par les armes. Alors que les Allemands fouillent les maisons à la recherche de récalcitrants, les Juifs attendent sur la place les bras en l’air durant des heures. S’ensuivent plus de deux heures de passage à tabac. Les Juifs rentrent chez eux plus morts que vifs, et profondément marqués. Les jours suivants, ils sont à la merci du pillage, des bastonnades, des humiliations et des exécutions sommaires de la part des soldats allemands présents dans la ville.

Le 17 septembre 1939, l’est de la Pologne est à son tour envahi par l’Armée rouge. Le 28 septembre, Allemands et Soviétiques parviennent à un accord concernant le tracé de la ligne de démarcation, séparant la Pologne en deux zones d’occupation. Ostrów se trouve à quelques kilomètres à l’ouest du passage de cette ligne, côté allemand. Les Juifs quittent massivement la ville pour rejoindre le côté soviétique.

Seuls les infirmes et les plus faibles restent dans la ville. Début novembre 1939, il ne reste que quelques centaines de Juifs à Ostrów. Ils sont, pour la plupart, des personnes trop âgées pour prendre les routes de l’exode, des familles de Pologne occidentale qui se sont heurtées aux autorités soviétiques au poste-frontière, lasses de cet afflux massif. Environ 150000 Juifs ont rejoint le territoire soviétique. Du côté des fonctionnaires nazis, on organise l’occupation de la Pologne. Friedrich-Wilhelm Krüger, protégé d’Himmler, prend ses fonctions de HSSPF Ost (commandant en chef de la SS et de la police à l’Est) le 3 octobre. Le 26, Hitler nomme Hans Frank à la tête du Gouvernement général de Pologne, dont le siège est installé à Cracovie. Le sort du district d’Ostrów demeure incertain. Il est question de le rattacher à la Prusse orientale, sous la houlette du Gauleiter Erich Koch, nazi de la première heure.

Un soldat allemand escorte un vieillard.

Le 9 novembre 1939, un incendie éclate dans le centre-ville d’Ostrów. Le feu se répand rapidement sur les habitations juives en bois. Qui a mis le feu ? Plusieurs pistes se présentent. D’après un ancien habitant juif d’Ostrów, une bagarre aurait éclaté entre un Polonais, Antek Bezestak, et un Juif, Berel Teitel, pour une affaire commerciale qui aurait mal tourné. Bezestak, furieux, aurait jeté une bouteille d’essence enflammée sur Teitel et la maison aurait pris feu. Bezestak se serait ensuite empressé de désigner Teitel comme l’incendiaire auprès des autorités allemandes. Ce dernier se serait pendu avant d’être capturé. L’origine de l’incendie aurait donc été criminelle, mais restant de l’ordre de l’affaire privée. Néanmoins, une autre hypothèse est relevée par le travail d’enquête de l’association Yahad — In Unum, dont une équipe s’est rendu à plusieurs reprises à Ostrów en 2016 et 2017. Les interviews d’habitants polonais contemporains des événements explorent la piste de l’incendie intentionnel par les Allemands. Henryk G., qui prêtait main-forte aux pompiers afin d’éteindre les flammes, affirme que des Allemands avaient été aperçus mettant le feu aux habitations juives. Par ailleurs, il situe l’incendie après l’arrestation des Juifs et le pillage de leurs magasins.

Les politiques envers les Juifs par les régimes nazi et stalinien.

Dès les premiers jours de l’invasion de la Pologne, des milliers de Juifs fuient l’avancée allemande en se dirigeant vers l’Est. Les rumeurs concernant des massacres de Juifs circulent rapidement. Environ 150000 Juifs trouvent refuge en Union soviétique. Ceux qui souhaitent poursuivre leur exil en atteignant la Roumanie puis l’Amérique ou la Palestine se heurtent aux frontières soviétiques. Environ 65000 de ces réfugiés acceptent le passeport soviétique ; les autres refusent, ne voyant le pays que comme une étape. La plupart d’entre eux sont déportés en juin-juillet 1940 dans des colonies de peuplements spéciaux en Sibérie ou renvoyés côté allemand. À la mi-juin 1941, 7000 Juifs sont déportés ; beaucoup sont accusés d’agir contre l’Union soviétique au motif de leurs sympathies sionistes, ou considérés comme des koulaks. Dans les années 1930, Staline avait attaqué les fondements de l’identité juive en démantelant les organisations politiques, culturelles et religieuses. En Pologne occupée par les nazis à partir de 1939, les Juifs sont très rapidement soumis à une législation antisémite et parqués au fur et à mesure dans des ghettos. En automne 1941, le sort des Juifs polonais semble définitivement scellé avec le lancement de l’action Reinhardt, le plan allemand d’extermination d’environ deux millions de Juifs, qui résidaient dans le Gouvernement général de Pologne, mené sous la direction d’Odilo Globocnik. La construction des trois centres de mise à mort de « l’Aktion » Reinhardt (Belzec, Sobibor, Treblinka) débutera dès le mois d’octobre 1941.

Pourquoi les Allemands auraient-ils mis le feu ? Ou, plus précisément, pourquoi les Allemands ont-ils incendié le quartier juif ? La date peut apporter un élément de réponse. Le 9 novembre correspond à la date anniversaire de la Nuit de Cristal, qui se solda par des dizaines d’incendies de synagogues à travers le Reich. La date n’aurait pas été choisie au hasard : elle commémorait le Putsch de la Brasserie de 1923, lui-même réponse à la défaite allemande de 1918. Chaque soldat, dans son carnet militaire, peut y trouver cette inscription sous la date du 9 novembre : « Jour du Souvenir pour le mouvement », décrété fête nationale le 1er mars 1939. Par ailleurs, le procédé interroge. Le feu, élément à la fois destructeur et purificateur, est un élément central de la mythologie nazie. Une autre énigme demeure : celle de l’incendie du Reichstag en 1933… Autre date clé, celle du 11 novembre. S’il s’agit d’un jour de célébration pour les habitants d’Ostrów Mazowiecka, le 11 novembre est synonyme d’affront pour l’armée allemande. En effet, ce jour-là, en 1918, lors de la lutte pour l’indépendance de la Pologne, les membres de l’Organisation militaire polonaise (POW) de JÓzef Piłskudski, accompagnés de légionnaires et de pompiers, ont désarmé les forces allemandes présentes à Ostrów Mazowiecka. De nos jours, le 11 novembre, la Pologne fête non pas l’Armistice de la Première Guerre mondiale, comme en France, mais son indépendance retrouvée après 123 ans de domination austro-hongroise, russe et prussienne. Simple coïncidence ou acte de vengeance, le choix du 11 novembre pour décimer la population juive d’Ostrów interroge.

Pourquoi s’en prendre aux Juifs d’Ostrów ? La proximité géographique d’Ostrów avec la zone soviétique pose problème. Le refoulement de réfugiés juifs au poste-frontière de la ligne de démarcation favorise des errements autour et dans la ville qui déplaisent fortement aux autorités allemandes. Par ailleurs, le district d’Ostrów fait toujours l’objet d’atermoiements administratifs. Qu’il bascule dans le Gouvernement général ou dans l’escarcelle de Koch, on peut supposer que le problème doit être réglé avant. Par la suite, les Juifs expulsés, entourés d’un flou administratif, loin de leur région d’origine, ballottés entre les divers services qui ne veulent pas dépenser de l’énergie et du temps à fournir à ces personnes déplacées un toit, un travail et de la nourriture. Nomades par nécessité, refoulés aux abords des frontières, leur errance ne se termine que par l’extermination, comme ce sera le cas pour les Juifs expulsés de Hongrie et massacrés à Kamenets-Podolski les 27-29 août 1941, quelques jours avant le basculement de la région dans le Reichskommissariat Ukraine. À Ostrów, puisque les Soviétiques ne veulent pas de ces Juifs, on signe leur arrêt de mort. Qui a pu être à l’initiative de cet incendie ? Les choix sont multiples, de la base jusqu’au plus haut échelon… Que les Allemands aient été ou non à l’origine de l’incendie d’Ostrów, des décisions sont prises pour faire endosser la responsabilité à l’ensemble des Juifs de la ville et de les exterminer tous, y compris les femmes et les enfants. En effet, les autorités allemandes accusent immédiatement les Juifs de l’incendie : leur réputation d’incendiaires et de saboteurs n’est plus à faire.

Que les Allemands aient été ou non à l’origine de l’incendie d’Ostrów, des décisions sont prises pour faire endosser la responsabilité à l’ensemble des Juifs de la ville et de les exterminer tous, y compris les femmes et les enfants.

On s’agite dans les instances nazies. Krüger est prévenu, il saisit son téléphone pour prévenir Brenner, son subalterne, commandant de l’Ordnungspolizei pour le Distrikt Warschau. Il a sous la main la 4e compagnie du 91e bataillon de police qu’il dépêche sur le champ à Ostrów. La trentaine de policiers fait la route dans 2 omnibus et une voiture. Pendant ce temps, tous les Juifs de la ville sont enfermés dans les caves de l’hôtel de ville et sur le territoire de la brasserie des Teitel. Des soldats de la Wehrmacht et des hommes du SD se chargent de l’arrestation et de l’incarcération. Stationnée dans la ville, la 2e compagnie du 11e bataillon de réserve de la police ordonne aux hommes juifs de creuser de larges tranchées en dehors de la ville. L’exécution a déjà été décidée…

La 2e compagnie du 11e bataillon de réserve de la police ordonne aux hommes juifs de creuser de larges tranchées en dehors de la ville. L’exécution a déjà été décidée…

Lorsque les policiers du 91e descendent des omnibus, on les emmène devant un large bâtiment, où on leur annonce qu’un incendie a dévoré une partie de la ville et que des mesures de représailles s’imposent. Le jugement d’un tribunal est tombé : on doit exécuter les incendiaires. Les hommes juifs sont tirés des sous-sols et escortés jusqu’à la périphérie d’Ostrów. Une série de clichés nous est parvenue. Il s’agit sans doute des photographies prises par Pillich, le chef du commando de l’aide technique d’urgence, venu de Varsovie avec l’aval de ses supérieurs. Sur l’une d’elles, on distingue un groupe d’hommes juifs, vêtus pour la plupart de manteaux et de vestes, foulant la terre parsemée de neige. L’un a une barbe, est légèrement voûté, un autre est un adolescent. Ils marchent en rang de deux ou trois. Ils sont encadrés par des hommes en uniforme portant des casques prussiens brillants. Au fond, on aperçoit les toits blancs des dernières maisons de la ville et les arbres nus. Quelques mètres plus tard, ils se retrouvent alignés au bord de la fosse dans une sablière, plus facile à creuser que dans la terre gelée. Armés de carabines, les hommes du 91e tirent ; les corps tombent.

Durant la fusillade des hommes, un des officiers téléphone à Varsovie : « Que fait-on des femmes et des enfants ? » À la fin de l’exécution des hommes juifs, les tireurs voient arriver les deux omnibus qui les avaient amenés à Ostrów, transportant les femmes et les enfants jusqu’aux fosses.

Armés de carabines, les hommes du 91e tirent ; les corps tombent.

À la fin de la journée, il n’existe plus aucun Juif à Ostrów. Sur ordre des assassins, quelques hommes polonais jettent une dernière couche de sable sur les cadavres. Pour la première fois, les nazis ont procédé à l’extermination entière d’une population juive, femmes et enfants compris. Le chef de l’administration locale, von Bünau, fait coller des affiches sur les murs de la ville : « Avis. Par la sentence du tribunal de Varsovie, les auteurs, les auxiliaires et ceux qui avaient eu connaissance de l’incendie à Ostrów ont été exécutés aujourd’hui. J’avertis que tout sabotage sera puni de mort. La même peine attend ceux qui avaient eu connaissance de cet acte répréhensible et qui ne l’ont pas signalé. » Jusqu’au déclenchement de l’Opération Barbarossa, il n’y aura pas de massacres équivalents en Pologne occupée. En 1944, une unité nazie fit ouvrir les fosses d’Ostrów — probablement par des détenus juifs de commando 1005 de Treblinka — et ordonna la crémation des corps, afin d’effacer les traces du crime.

À la fin de la journée, il n’existe plus aucun Juif à Ostrów. Sur ordre des assassins, quelques hommes polonais jettent une dernière couche de sable sur les cadavres. Pour la première fois, les nazis ont procédé à l’extermination entière d’une population juive, femmes et enfants compris.

Pour la première fois, les nazis ont procédé à l’extermination entière d’une population juive, femmes et enfants compris.

Cette fusillade continue à interroger les historiens. Tout premier massacre de l’extermination des Juifs de l’Est, il comprend pourtant déjà tous les éléments qui constitueront les exécutions massives à l’Est à partir de l’Opération Barbarossa : le rassemblement des victimes et leur acheminement vers le site, les fusillades dans des fosses communes, la réquisition de la population locale pour enterrer les cadavres, ou encore le pillage des biens des Juifs exterminés. L’épisode d’Ostrów interroge, bouscule les problématiques concernant la chronologie des décisions de la Shoah. Par ailleurs, le massacre des Juifs d’Ostrów Mazowiecka n’est pas l’unique exécution menée par les membres du 91e bataillon. Après le lancement de l’Opération Barbarossa, ils sont également mobilisés dans le cadre des exécutions de Juifs et de présumés partisans sur les territoires occupés de l’Union soviétique. Coup monté ou aubaine ? En dépit des zones d’ombre qui persistent, l’exécution d’Ostrów montre que des unités nazies — Wehrmacht, bataillons de police — étaient capables de mettre rapidement sur pied une exécution de plusieurs centaines de personnes en s’adaptant aux lieux, mais surtout qu’on pouvait tuer des hommes, des femmes et des enfants juifs au motif d’une responsabilité collective : celle d’être juifs.

A propos des photographies : Les photographies de l’exécution des Juifs d’Ostrów ont été dérobées par une femme polonaise dans l’appartement de Theodor Pillich, l’un des bourreaux, alors qu’il était Lager führer dans un des camps d’IG Farbenà Auschwitz à partir de 1942. Elles étaient entreposées dans les archives du Musée d’Auschwitz-Birkenau après la guerre. Lors de l’enquête de Yahad – In Unum, l’un des témoins interrogés a confirmé que les photographies avaient été prises à Ostrów Mazowiecka, reconnaissant précisément certains bâtiments sur les clichés.

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