Depuis quelques mois, nous sommes confrontés à une pandémie tant brutale qu’inattendue due à un coronavirus baptisé COVID-19. Cette maladie hautement contagieuse vient s’ajouter à une longue liste d’épidémies ayant touché l’humanité au cours des siècles. Longtemps considérée comme une conséquence somme toute mineure de la guerre, la grippe dite espagnole, qui frappa le monde entre 1918 et 1920, n’a que fort peu retenu, jusqu’à un passé récent, l’attention des historiens. Pourtant, elle a été un phénomène pathologique d’ampleur planétaire, particulièrement mortifère.
On estime en effet qu’un tiers de la population mondiale (qui était de 1,8 milliard d’habitants à l’époque) fut contaminée, et que 50 à 100 millions d’individus en périrent, avec un consensus entre 20 et 50 millions entre 1918 et 1920, bien plus que les 18 millions de morts estimés de la Première Guerre mondiale.
Au regard du choc démographique qu’elle a été, comment expliquer que cette redoutable pandémie appartienne à une histoire oubliée ? Tout d’abord, la grippe est considérée à l’époque comme une maladie relativement bénigne, qui n’est pas en France à déclaration obligatoire. De plus, alors que pendant la guerre la censure masquait la maladie (l’armée l’a qualifiée de maladie n° 11), l’après-guerre la dissimule tout autant, les États souhaitant éviter la panique et l’agitation, hantés qu’ils sont par la peur des « Rouges ». En outre, après un conflit de cinq années, il faut que la vie quotidienne reprenne son cours.

« Un mâle qui répand la terreur ». Le Journal 23 octobre 1918.
Qu’est ce que la grippe espagnole ?
La grippe est considérée, bien à tort, comme une maladie commune, hivernale, et ne provoque que fort peu d’inquiétude parmi les populations. Chez l’homme, les virus responsables des grippes saisonnières sont de type A et B. Le type C circule, mais ne donne que des rhinites banales. Un peu différent des autres dans sa structure, il ne participe que peu à la dynamique épidémique. Comme tous les êtres vivants, les virus grippaux, extrêmement fluctuants, co-évoluent avec leur environnement et sont l’objet de nombreuses mutations. Dans le cas précis de la grippe espagnole, il faut attendre la fin du XXe siècle et les travaux de plusieurs équipes de chercheurs, notamment celle du Dr Jeffery Taubenberger de l’Institut de pathologie des forces armées américaines (AFIP), pour connaître la composition de ce virus à partir de prélèvements réalisés sur une dépouille inuite très bien conservée dans les glaces du Groenland et d’autres échantillons issus de victimes de la maladie et gardés dans les archives de l’AFIP. Il est désormais avéré que ce virus est d’origine aviaire.
Pour autant, des interrogations demeurent. En effet, toutes les personnes sur qui ces échantillons ont été prélevés sont mortes en septembre-octobre 1918, c’est-à-dire au plus fort de la vague létale de l’épidémie, mais nous n’avons pas d’échantillons du virus qui a sévi au printemps, avec énormément de cas, mais très peu de décès. Pourquoi cette différence ? Pour J Taubenberger, le virus aurait subi de nouvelles mutations entre le printemps et l’automne 1918, lui permettant non seulement de s’étendre plus facilement parmi une population sans défense, mais surtout d’être plus virulent. À l’automne 1918, il passe du stade de tueur à celui de tueur de masse. Dans sa forme la plus agressive, le malade montrait des signes cliniques effrayants, comme en témoigne Issac Star, alors étudiant en médecine à l’Université de Pennsylvanie. Il décrit ainsi les malades dont il eut à s’occuper : « Tandis que se remplissaient leurs poumons, les patients s’essoufflaient et devenaient de plus en plus cyanotiques. Après avoir suffoqué pendant plusieurs heures, ils étaient pris de délire et devenaient incontinents, nombreux étaient ceux qui mouraient en tentant de libérer leurs voies respiratoires d’une écume teintée de rouge qui jaillissait parfois de leur nez et de leur bouche. C’était quelque chose d’atroce ».
Le tableau est donc très sévère, associant des signes généraux marqués, des manifestations respiratoires constantes, puis des complications pleurales, digestives ou cardiovasculaires fréquentes et graves. Beaucoup de patients, trop fatigués ou trop occupés pour se rendre à l’hôpital, n’arrivent en consultation qu’au stade de détresse respiratoire aiguë, voire de collapsus cardiovasculaire. De plus, les complications causées par la grippe deviennent vite un problème médical crucial, que les médecins ont énormément de mal à traiter. Partout en Europe ou aux États-Unis on signale des vagues de suicides, de dépressions nerveuses, de crises de délires, d’hystérie, de comportements violents ou apathiques, conséquences directes de la terrible maladie.
La grippe espagnole… venue des États-Unis?

Militaires de l’American Expeditionary Force victimes de la grippe de 1918 à l’U.S. Army Camp Hospital no 45 à Aix-les-Bains.
De nombreux mystères entourent encore son histoire. Son surnom « grippe espagnole » vient du fait que la presse espagnole (l’Espagne étant neutre dans le conflit mondial) fut la première à publier librement des informations relatives à cette épidémie, et ce dès la première vague de mai 1918. À la fin dudit mois, l’ambassadeur de France envoie une note alarmiste au ministre des Affaires étrangères. Il lui décrit ainsi la situation : « L’épidémie s’est propagée avec une rapidité extraordinaire. Elle paraît avoir fait son apparition à Madrid il y a une semaine environ, trois jours après 70 % de la population était atteinte. De Madrid elle a gagné la province, les grandes villes puis les campagnes dans des proportions analogues. Il est remarquable que l’épidémie ait eu une telle violence […]. En hiver […] les ravages auraient été beaucoup plus grands. » Il est naturellement difficile de cacher cela, ces informations sont reprises par les journaux, notamment français, qui évoquent l’épidémie, sans pour autant mentionner les cas identifiés dans leurs propres pays. Dès la fin du mois de juin, la maladie a trouvé son nom devant l’Histoire ; ce sera la grippe espagnole. Pour autant, il semble que les premiers cas détectés se manifestèrent bien aux États-Unis, et non en Espagne. Un épisode parfaitement documenté nous renseigne sur son apparition en février 1918, dans le comté d’Askell au Kansas. Loring Miner, médecin généraliste, diagnostique chez une quinzaine de patients une grippe particulièrement virulente. Début mars, dans le camp Funston, toujours dans le Kansas, sévit une épidémie de grippe qui tue peu, mais affecte rapidement des milliers de soldats. À partir du mois d’avril, la progression foudroyante de la maladie est rigoureusement suivie. Durant le printemps, elle poursuit son inexorable marche et gagne l’Europe, transportée notamment par les troupes américaines transférées en permanence vers les ports français comme Brest ou Bordeaux. Conjuguée en Europe à une épidémie de grippe saisonnière, elle semble s’éteindre en juin. Mais cela n’est là qu’une rémission. Dans le camp Devens, dans l’État américain du Massachusetts, on dénombre le 1er septembre 1918, quatre personnes hospitalisées ; elles sont près de 6 000 mi-septembre. On déplore environ 800 morts en quelques jours. Pour autant, la grande parade prévue dans les rues de Philadelphie est maintenue. Elle sera très probablement à l’origine de la deuxième et terrible vague pandémique de septembre 1918 à janvier 1919. Cette maladie trouve-t-elle réellement son origine sur le sol américain ? Dans la lignée du virologue américain Jeffery Taubenberger, de plus en plus de travaux remettent en cause cette théorie, insistant sur le fait qu’au moment de la première épidémie officiellement constatée en mars 1918, le germe s’est probablement déjà largement diffusé en particulier en Europe et en Chine. Certains veulent même voir une origine chinoise à ce virus, comme cela est généralement le cas pour les pandémies grippales. D’autres avancent l’idée que la grippe aurait pu naître dans le camp militaire britannique d’Étaples en France dès 1916/1917. Des millions d’hommes regroupés sur un espace relativement restreint sont alors en contact avec toutes sortes de volailles pouvant être potentiellement infectées. La guerre aurait ainsi créé l’opportunité permettant au virus d’émerger.

À Seattle, le poinçonneur a ordre de ne pas laisser monter les passagers non munis de masques. Durant près d’un an, les transports et l’économie de tous les pays seront affectés par les mesures d’hygiène.
Enfin, il est maintenant avéré que lors de la seconde vague de l’automne et l’hiver 1918, les premiers cas mortels ont été identifiés à Boston dans les bateaux qui arrivent d’Europe. La grippe se serait-elle en réalité renforcée en Europe ? Comme le soulignent les professeurs Derenne et Bricaire : « On le voit, les hypothèses sont nombreuses. Elles ne sont pas dénuées d’importance. En effet, la situation n’est pas la même si c’est en 1916 ou en 1918 qu’elle s’est manifestée pour la première fois. Dans le premier cas, cela signifie qu’il lui a fallu deux à trois ans pour acquérir toute sa virulence. Dans le second, c’est en quelques mois, que, de modérément agressive au printemps 1918, elle s’est transformée en tueuse de masse à l’automne et durant l’hiver ».
Les trois vagues épidémiques et leurs conséquences démographiques
Au printemps 1918, une première vague, contagieuse, mais peu virulente, précède la pandémie meurtrière de l’automne. Soulignons, et cela reste un mystère, que lors de cet épisode, la grippe devient une redoutable tueuse partout dans le monde en même temps. Des foyers d’infection sont identifiés dans de nombreux pays à la fois en moins de trois mois, et de part et d’autre des États-Unis en sept jours à peine. Il est évident que les transports de troupes par bateau et rail jouent-là un rôle absolu.

Un entrepôt transformé en service de quarantaine lors de la meurtrière grippe espagnole de 1918.
Quelques exemples illustreront parfaitement l’ampleur du drame qui se joue. Suivant les travaux de Stéphane Calvet, le 19 septembre 1918 arrivent à Angoulême 1 000 soldats américains du 1er corps d’artillerie. Ils sont 22 à décéder entre le 27 septembre et le 8 novembre, dont 20 meurent à l’hôpital de la grippe. Pour autant, les soldats partent ensuite vers de nouvelles destinations. À Bordeaux, où un important contingent américain est présent, la grippe frappe de septembre à novembre 1918, avec une poussée paroxysmique durant la deuxième quinzaine d’octobre, causant, selon Pierre Guillaume, 1723 morts si l’on inclut les décès dus tant à la maladie elle-même qu’à ses complications. La grippe est partout. Dans les régions du Grand-Nord, la mortalité est très élevée. Dans certains villages inuits du Labrador (très bien documentés), tous les habitants sont emportés. Au Québec, où elle se propage durant l’automne de 1918 et le début de 1919, elle tue environ 14 000 personnes. Après une période d’accalmie, l’épidémie redémarre au printemps 1919. Cette troisième vague a pratiquement été oubliée, en particulier en France. C’est en effet le moment de la démobilisation et du démantèlement du système militaro-sanitaire. Pourtant dans de nombreux pays, et particulièrement dans l’hémisphère sud, la tueuse fauche encore un grand nombre de vies. On constate que les tranches d’âges les plus touchées sont les 20-39 ans, avec 56 % des décès, suivis par les 40-59 ans, avec 20,5 % des morts, ce que nous confirment les propos du médecin bordelais Leuret : « Les enfants tout petits […] ont d’emblée présenté à l’éclosion des formes graves une résistance tout à fait spéciale, et même les personnes âgées présentèrent certainement des formes moins malignes, et l’on peut dire que l’épidémie fut surtout meurtrière pour les personnes adultes, dans la force de l’âge… ». Cette mortalité spécifique n’a pas encore trouvé à ce jour d’explication satisfaisante, les jeunes adultes étant habituellement la génération la plus résistante aux grippes. Toutefois, ll semblerait que cette originalité soit une sorte de « signature » du virus H1N1, comme il a pu être observé lors de son retour en 2009, avec l’épisode dit de « grippe aviaire ».

Des victimes de la grippe espagnole sont enterrées près de North River, au Labrador. @ Indigènes productions
Une autre des caractéristiques de cette pandémie est qu’elle a touché toutes les classes sociales. Nous pouvons ici citer quelques célèbres victimes, comme Kafka, Béla Bartók, Max Weber, Guillaume Apollinaire, Edmond Rostand ou encore l’archiduc d’Autriche François-Charles de Habsbourg-Lorraine. Toutefois, les conditions de vie dégradées et les corps usés par une vie éprouvante ne pouvaient que favoriser les conséquences de l’infection. Le bilan mondial de la grippe espagnole n’est toujours pas stabilisé, même s’il est généralement admis qu’elle tua entre 20 et 50 millions de personnes. Si l’on dispose de chiffres relativement fiables pour les pays occidentaux, il n’en est pas de même pour la Chine, la Russie ou le monde ottoman. Enfin, l’Inde, l’Indonésie et l’Océanie eurent également à payer un lourd tribut en vies humaines. En Europe, sur 250 millions de personnes, il y aurait eu 2,5 millions de morts, une part importante de la mortalité observée étant liée aux surinfections bactériennes. Dans le cas français, les évaluations sont extrêmement difficiles. Très bien étudiée par Frédéric Vagneron, la fourchette oscille entre 150 000 et 250 000 décès. Cet écart de 100 000 morts s’explique par la difficulté à connaître la population exacte d’une ville alors que les hommes adultes sont sous les drapeaux, et par conséquent que leurs décès sont recensés, selon les cas, soit par des services civils soit par des services de l’armée. De plus, il est évident qu’en France comme dans les autres pays belligérants, la censure limite l’écho de la mortalité induite par la grippe.
« En Europe, sur 250 millions de personnes, il y aurait eu 2,5 millions de morts, une part importante de la mortalité observée étant liée aux surinfections bactériennes. Dans le cas français, les évaluations sont extrêmement difficiles. Très bien étudiée par Frédéric Vagneron, la fourchette oscille entre 150 000 et 250 000 décès. »

Policiers de Seattle portant des masques fabriqués par la Croix-Rouge pendant l’épidémie de grippe espagnole. Décembre 1918. National Archives at College Park. @ Indigènes productions
Comment stopper le mal ?

Ouvrage publié en 1918 et dédié à l’étude et à la prévention de la maladie. La dernière page de couverture (à gauche) est une publicité pour des masques de protection contre la grippe.
Face à la maladie, la médecine est relativement impuissante. L’absence d’antibiotiques (qui n’auraient pas stoppé le virus, mais simplement les complications bactériennes) et de traitements est déterminante. Les premières des thérapies sont le repos et l’isolement, dans une société mobilisée autour de l’effort de guerre. Ignorant tout du virus, partout on tente de mettre en quarantaine les personnes infectées. Toutefois, la maladie se propage tellement vite que la quarantaine ou l’isolement strict sont très difficilement applicables. Pour autant, les autorités s’organisent, comme en témoigne le vice-consul de France en Islande. De Reykjavik il écrit au ministre des Affaires étrangères : « Influenza sévit ici stop. Toutes écoles fermées tous journaux ont cessé de paraître fonctionnement télégraphe et téléphone réduit […] toute activité suspendue dans le port-stop. Les trois quarts de la population de la ville alités. ». En Suisse, les transports publics ne fonctionnent pas ou peu, postes et télégraphes sont fermés, de même que les églises et les convois funéraires de plus de 5 personnes sont interdits. Le danger peut être partout, le danger est aussi l’autre. En France, au plus fort de l’épidémie, les autorités ordonnent la fermeture des lieux publics. Ces mesures, tout comme les recommandations en termes d’hygiène publique ne sont que partiellement suivies par les préfets, faute de temps et de personnel. Le 24 octobre 1918, le préfet de la Gironde prend ainsi un arrêté fermant théâtres et cinémas, et réglementant les cérémonies cultuelles ainsi que les enterrements. Le jour même et le lendemain, alors que les réunions sont interdites, se tiennent en présence du ministre Georges Leygues deux jours de manifestations au Grand Théâtre en raison du Congrès de l’Amérique Latine. L’épidémie augmentant, il est décidé le 1er novembre qu’il n’y aura plus quotidiennement qu’une seule cérémonie mortuaire par paroisse, tandis que les cortèges funéraires seront supprimés. La gestion des morts est en effet un des principaux problèmes en temps d’épidémie. Des morgues provisoires et des fosses communes sont organisées, alors qu’il est fréquent, par manque de temps, d’enterrer les cadavres de nuit.

Publicité pour un produit de désinfection des appareils téléphoniques
Conclusion
Aujourd’hui, si un événement tel que la grippe espagnole ne peut se reproduire dans les mêmes conditions qu’en 1918, il apparaît clairement que le virus de la grippe n’en a pas fini de muter, et est toujours une menace importante pour les hommes, malgré l’avancée décisive des connaissances médicales.
Cette pandémie a fait prendre conscience de la nature internationale de la menace des épidémies et maladies, des impératifs de l’hygiène et d’un réseau de surveillance pour y faire face. Une des clauses de la charte de la SDN mentionnait notamment la volonté de créer un Comité d’hygiène international, qui deviendra l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Pour autant, si les conditions de vie qui sont les nôtres aujourd’hui dans les pays dits « développés » nous rendent moins vulnérables aux maladies, la crise du COVID-19 nous rappelle que nous restons impuissants face à des virus que nous ne pouvons maîtriser totalement. Ils nous contraignent à avoir recours à des méthodes ancestrales de confinement pour en limiter la propagation. Enfin, au-delà de l’urgence sanitaire, la grippe démontre encore aujourd’hui qu’elle est surtout un problème pouvant mettre gravement en péril l’organisation des sociétés dans lesquelles nous vivons.
Docteur en histoire, auteur de plusieurs travaux consacrés aux épidémies et plus particulièrement à la peste, Stéphane Barry est éditeur – Ed. Mémoring — et fondateur de l’association le Café historique. Il prépare actuellement une histoire des pestiférés de Jaffa. Marie Fauré et historienne et archéologue. Auteure de plusieurs ouvrages, elle prépare actuellement une histoire des Bordelais face à la peste avec Stephane Barry. A paraître. Ed Memoring.











